
Biographie
Simon de Cardaillac (1932-2019)
“Moi je l’aimais beaucoup Simon. Je me sentais auprès de Simon dans le réel de la pensée vivante. Que la gloire vous retienne ou pas, ça ne vous empêche pas d’être un excellent peintre. [...] Et moi je pourrai ramener les voiles d’un souvenir, ce qu’une soirée dans cet atelier m’apportait…”
Anne de Staël, le 11 décembre 2023
Né à Nice le 10 février 1932, Simon de Cardaillac grandit dans un univers intimement lié à l’art. Sa mère, Jeanne de Cardaillac, est proche de Jeannine Guillou, alors compagne de Nicolas de Staël. Ce lien familial place Simon très tôt au cœur d’un cercle artistique fécond. Il est présent, enfant, au baptême d’Anne de Staël, dont sa mère est la marraine. Le foyer des Cardaillac est marqué par la présence d’œuvres de Staël, notamment un portrait de Jeannine Guillou que Jeanne reçut en cadeau.
Son amitié avec Antoine Tudal, le fils de Jeannine Guillou et d’Olek Teslar, marque durablement son parcours. Les deux garçons grandissent ensemble et vivent même sous le même toit à plusieurs reprises. En 1946, après le décès de Jeannine, Antoine est accueilli chez les Cardaillac. C’est aussi Nicolas de Staël qui les initie ensemble à la nage, les jetant depuis les rochers de la côte niçoise.
Après une formation en architecture aux Arts décoratifs de Nice, Simon s’installe à Paris, initié au monde de l’art contemporain par Antoine Tudal. Ce dernier l’encourage à graver ses peintures et à illustrer son recueil Simagrées. Sur ses conseils, Simon montre son travail à Staël, qui le pousse à fréquenter l’atelier de gravure de Johnny Friedlaender, alors visité par les plus grands artistes de l’École de Paris.
En 1956, Simon expose au 11e Salon des Réalités Nouvelles, aux côtés d’Alechinsky, Sonia Delaunay ou Hartung. Peu après, plusieurs collectionneurs et galeristes américains s’intéressent à son œuvre. Le photographe Irving Penn lui propose d’en faire la promotion aux États-Unis, et ses tableaux intègrent des collections prestigieuses comme celles de Helena Rubinstein, Charles Bronson ou du présentateur Richard S. Starck.
Pourtant, en 1966, alors que s’ouvrent à lui des perspectives internationales, Simon choisit de se retirer du marché. Il décide de retrouver Hans Hartung, dont il avait été l’assistant entre 1961 et 1964. Il travaille à nouveau avec lui jusqu’en 1970, et participe notamment à la conception des plans du Champ des Oliviers, la maison-atelier de Hartung et Anna-Eva Bergman. Le couple, proche de Simon, lui offre plusieurs œuvres, dont une toile de Bergman, en 1963.
Malgré cette proximité, Simon garde toujours sa réserve. Il refuse de s’appuyer sur ses relations pour se promouvoir :
“La pudeur de chacun et la discrétion de nos relations me laissent très libre dans mon propre travail.” (Simon de Cardaillac, note manuscrite du 26/06/1988)
Installé à Sèvres, dans un vaste atelier situé au-dessus de celui d’Antoine Tudal, il poursuit sa peinture avec rigueur et indépendance. Anne de Staël, qu’il reçoit souvent, garde un souvenir marquant de ce lieu et de sa personnalité :
“Son atelier était éminemment chaleureux : il était idéalement chaleureux. Plein d’âme. Il avait de grands volumes, remplis de tableaux commencés, pas finis.” (Anne de Staël, le 11 décembre 2023)
En 1971, Simon rejoint l’équipe de la Galerie de France, dirigée par Myriam Prévot. Il y voit un “terrain d’observation” du monde de l’art. Jusqu’en 1978, il participe à l’organisation d’expositions majeures consacrées à Soulages, Zao Wou-Ki, Alechinsky, Hartung ou encore Anna-Eva Bergman. Il tisse des liens profonds avec certains artistes, notamment Alechinsky, qui lui dédie une encre et plusieurs mots d’amitié.
Simon de Cardaillac reste toute sa vie fidèle à une approche intime et exigeante de la peinture. À l’écart du tumulte, il choisit une voie singulière, faite de silence, d’observation, et d’un regard juste sur le monde et les formes.
“Toi tu es celui qui regarde. L’observateur, qui sait élever une conversation enjouée avec le silence des choses.” (Lettre d’Anne de Staël à Simon de Cardaillac, 13/02/1997)
OEUVRE
“Tu vois, je quittais ton nouvel atelier en me disant : qu’est ce qu’il a cet atelier qui n’a pas changé?
Tout y est différent et pourtant tout y est même !
Ephémère, précarité, pérennité !”
Lettre d’Anne de Staël à Simon de Cardaillac
Un choix d’existence : une vision nietzschéenne de l’art
Simon de Cardaillac était très sensible à la littérature et à la philosophie. Il s’intéressait particulièrement à Nietzsche et cette familiarité avec la pensée du philosophe allemand permet de mieux cerner son œuvre. Ce dernier percevait l'art comme un antidote au nihilisme, à la conviction que la vie est dépourvue de sens et de valeur. Selon Nietzsche, l'art était alors un moyen de donner un sens à la vie, même en l'absence de vérités absolues. Et, pour Simon de Cardaillac, l’art était véritablement essentiel à la vie, à l'existence, comme il put l’écrire à plusieurs reprises :
“Ces événements de la vie, les choses, les brisures, ce dont on ne parle pas, ne m’ont jamais distrait de la peinture. Je pense qu’ils en font partie. Pour moi, peindre est avant tout un choix d’existence”.
Ces quelques phrases s’inscrivent pleinement dans la pensée de Nietzsche sur l’art, un art compris comme le moyen d'affirmer la vie face aux souffrances et aux absurdités de l'existence - un art capable de la célébrer.
“C’est un luxe qu'aujourd'hui nous puissions mettre quelque chose dans un tableau, dans un mot, non que cela concerne quelqu’un ou quelque chose, mais cela concerne “être”. Je me rappelle cette phrase inquiète de Simon : “Pour qui” “Pour quoi”, surtout pour personne et pour rien, pour être”.
Tout au long de sa vie, Simon de Cardaillac aura eu pour “grand stimulant” l’art, et celui-ci le poussa toujours à agir et à créer.
“Tout en dînant, Simon retournait très vite à ses tableaux. [...] C’était quelqu’un de très vivant, très vrai, et ça c’est formidable, ça m’apportait beaucoup, l’idée du travail, du sérieux.”
“Recyclage poétique du réel urbain, industriel, publicitaire”
“Simon aimait beaucoup mon père [Nicolas de Staël] et je n’ai jamais eu le sentiment qu’il le copiait. Il se cherchait vraiment dans son expression personnelle. Son travail n’était pas de copier des peintres mais plutôt un beau travail personnel qui se cherche en toutes vérités.”
Les premières peintures de Simon de Cardaillac présentées à Vichy Enchères laissent percevoir la familiarité de ce dernier avec Nicolas de Staël, auprès de qui il a grandi, et dont l'œuvre modela sa sensibilité. Toutefois, cette influence s’estompa relativement vite, Simon semblant davantage préoccupé par la question du medium et de l’imagerie de la culture de masse. Il participa ainsi, dès 1956, au Salon des Réalités Nouvelles. Les artistes de ce mouvement considéraient l'art abstrait comme un moyen de représenter des "réalités nouvelles", c'est-à-dire des réalités non perceptibles d’ordre conceptuel ou spirituel. A l’image du travail de Simon de Cardaillac, ce mouvement artistique s’attachait à refléter cette nouvelle réalité façonnée par la société urbaine de consommation. Dans la lignée des ready-made de Marcel Duchamp, la réalité était alors remise au centre de la création, notamment par l’utilisation d’objets du quotidien passés au rang d’objets d’art.
L'œuvre de Simon de Cardaillac s’inscrit formellement dans ce mouvement artistique, puisque l’artiste utilisa - ou “recycla” - tout au long de sa carrière des objets issus du monde urbain, industriel ou publicitaire. Son travail reposait ainsi particulièrement sur une réflexion approfondie concernant la pratique picturale et les possibilités offertes par le médium.
Le médium au coeur du processus créatif
Tout au long de sa vie, Simon de Cardaillac a ainsi travaillé à partir de matériaux pauvres ou bruts, souvent trouvés ou recyclés, s'inscrivant dans une veine similaire à celle de l'arte povera. Les matériaux étaient souvent choisis pour leur apparence brute et pour leur capacité à évoquer des aspects primitifs ou essentiels de l'existence humaine.
A partir de collages ou d’assemblages, il juxtaposait alors ces différents matériaux pour créer des contrastes visuels et tactiles, explorant notamment les thèmes liés à la reproduction industrielle et à la société de consommation. Réalisées à partir de matériaux modestes, les œuvres de l’artiste créaient alors un dialogue entre l'art et le monde moderne, cherchant à démystifier l'acte créatif et à réduire l'art à ses éléments fondamentaux. Simon expérimentait avec la couleur, la texture et la surface, souvent en utilisant des méthodes simples et directes comme le collage, l’assemblage, la photographie ou la gravure. Toute sa vie, il rejeta l’idée d’un art devenu objet de luxe ou de marchandisation, privilégiant des approches plus démocratiques et accessibles, et allant jusqu’à refuser de vendre ses œuvres et de collaborer avec des marchands. Lorsque l’écrivain et critique d’art Charles Juliet s’intéressa à son travail et demanda à l’interviewer pour écrire sa biographie, Simon de Cardaillac refusa.
Cette réflexion autour du médium et de l’imagerie de la culture de masse le conduisit à réaliser une série autour du logo publicitaire de la marque Carlsberg. Une exposition fut organisée près de Copenhague en 1988 dans la galerie Chris Evers, et également en France, à Paris, dans la galerie de Jean Perret Style Marque. Toutes les œuvres réalisées avaient alors “pour motifs des bouteilles, des étiquettes ou des caisses de bière.”
“Certaines marques sont devenues tellement importantes dans notre musée imaginaire qu'elles sont des points de repère pour le voyageur qui dans toutes les grandes villes du monde retrouve leur graphisme présent et fluorescent. [...] Carlsberg en est l'exemple type. [...] Rouge et blanc est le rapport le plus fort en signalétique. Style Marque [...] a eu envie de rendre hommage à cette signature en s'associant à Simon de Cardaillac dans une vision poétique et picturale de la marque. Le peintre dépassant les contraintes du graphisme a utilisé la marque et différents éléments de son environnement comme une palette de formes et de couleurs. C'est un angle de vue insolite mais enrichissant pour l'imaginaire de la marque, qui démontre la force de cette signature qui, sortant du cadre strict des normes, trouve une nouvelle puissance d'évocation sans rien perdre de sa personnalité.”
Cet évènement fut un succès, comme le confirme cette lettre de Chris Evers : “people have shown a lot of interest in your paintings. I have actually sold all the oil-paintings that I bought from you in Paris.” Toutefois, une partie des œuvres que Simon de Cardaillac avait exposées au Danemark ne lui fut pas restituée et celui-ci commença à rencontrer des difficultés, ne pouvant rien présenter lors de la FIAC.
La signalétique
Cette question du médium est étroitement liée à celle de la signalétique, une autre thématique prédominante dans l'œuvre de Simon de Cardaillac. La signalétique, qui englobe les panneaux de signalisation, les symboles graphiques, les logos et d'autres formes de communication visuelle standardisée, fut une source d’inspiration inépuisable pour l’artiste qui intégra régulièrement des éléments issus de cette imagerie dans ses créations. En sortant ces éléments familiers et en les plaçant dans des contextes nouveaux et surprenants, il s’amusait alors à créer des dialogues entre les différents modes de communication visuelle et les significations culturelles portées par ces signes. Par ce processus, Simon de Cardaillac nous invite à porter un nouveau regard sur notre environnement et à nous interroger sur nos modes de vie, souvent contraints par des comportements mécaniques répondant à des codes intégrés dès le plus jeune âge. Cette nouvelle vision du monde urbain, à la fois poétique et cynique, soulève notamment la question de la liberté, comme il l’évoque dans ce texte poétique :
“Mais revenons à notre quotidien - ici pays moins au nord mais aussi pays de pluie qui nous fait courber la tête de manière attavique et ancestrale comme des chiens - et regardons se déplacer nos pieds sur l'asphalte mouillé et noir.
[...]
Nous lisons rapide, liaison rapide, directe du signal, regard à la compréhension du message donné - barrière rouge, stop, danger, flèches impératives de direction. Même si votre raison veut aller ailleurs, vous obéissez au sens de la flèche plus vite que votre raison désobéissante.
Le signe est là et... son signal.
Nul n'y échappe. Il est notre réalité, notre quotidien.
[...]
L'esthétique de notre environnement devient notre musée permanent.
L'œil commence-t'il à fonctionner mieux ? Rentrons-nous dans l'ère du regard ?
Le feu passe au rouge - Stop -
S'il fallait lire "arrêtez-vous tout de suite !
Instantanément appuyez votre pied sur la pédale frein" :
accident... mais, non. Le signal rouge, d'un bref clin d'œil a tout déclenché - réflexe direct - pas de lecture.”
Simon de Cardaillac intégrait ainsi la signalétique dans ses œuvres afin d'explorer l'esthétique de l'environnement urbain moderne et de jouer avec ses codes visuels, défiant les attentes du spectateur et brouillant les frontières entre l'art et la vie quotidienne. L’usage de la signalétique découlait également de son intérêt pour l’art pauvre et lui permettait de créer des œuvres visuellement percutantes aux couleurs franches.
Les caractères et symboles
Outre ces éléments de signalétique urbaine, Simon de Cardaillac ajoutait régulièrement dans ses compositions des caractères numériques et typographiques. Il était particulièrement intéressé par la force symbolique des nombres et rassemblait dans son atelier un tas d’objets figurant des nombres, tels que des pages de calendrier, des cartes de jeux, des points de fidélité de stations services, des pochoirs ou encore des tampons de chiffres. Il s’en servait pour faire des collages ou pour tamponner ses œuvres de chiffres. Cette fascination pour les nombres s’incarne aussi dans une série de cartes de vœux, réalisées à partir de techniques mixtes et gravées, qu’il adressait à ses proches, à l’instar d’Anne de Staël qui en fit le commentaire en 1997 :
“Mon cher Simon, que c’était gentil ce 1997 dans son ocre jaune soleil, cet terre et le grand 7 comme une fenêtre ouverte sur le passage des nuages de l’ocre et sur l’année ! Tous les chiffres seuls jusqu’à 9 me fascinent, mais dès qu’il y en a plusieurs, le multiplié ralentit l’émotion d’un beau chiffre seul. Ce doit être qu’un chiffre retient “qu’un jour, un jour on est venu au monde” et contient toute l’horlogerie du monde dans lequel nous nous perdons !!/”
Simon de Cardaillac découpait également des pages de journaux pour ses collages ou pour en extraire certaines lettres. L'usage des caractères dans ses œuvres lui servait à explorer les possibilités expressives du langage écrit et des symboles numériques. En incorporant ces signes, parfois des phrases entières, Simon ajoutait différents niveaux de lecture et de sens à ses créations, et proposait une interaction dynamique entre le visuel et le verbal. En déconstruisant les mots et les nombres, en les isolant, en les fragmentant ou en les combinant de manière non conventionnelle, il examinait alors leur structure, leur signification et leur sonorité. Enfin, il les utilisait pour créer des motifs visuels intéressants et pour ajouter une dimension tactile au support.
Par ailleurs, cette fascination pour les caractères et symboles fut également à l’origine de séries de peintures, à l’encre ou à l'acrylique, réalisées et gravées dès les années 1980. Celles-ci, et plus particulièrement les séries en noir, sont une évocation des calligraphies asiatiques qui fascinaient l’artiste :
“Calligraphie chinoise ou japonaise - Idéogrammes millénaires - Hiéroglyphes tactiles - Sensualité du Regard - Silences chargés de subjectivités, libertés dans le code mais, hors du code - Le regard illustré et non pas le regard commenté et lu.”
La photographie
Peut-être aurions-nous dû commencer par la photographie pour commenter l'œuvre de Simon de Cardaillac. Elle semble, en effet, servir de point de départ à la conception d’un bon nombre de ses œuvres. Nous conservons en effet plusieurs séries de photographies réalisées par l’artiste qui révèlent son intérêt pour les signes, la signalétique urbaine et l’architecture. Ces photos ont la particularité d’être toujours très zoomées afin d’isoler un élément en particulier. Ainsi, lorsqu’il photographie Paris, aucun élément n’identifie en réalité la capitale et il pourrait s’agir de n’importe quelle autre ville. Ces photos figurent essentiellement des murs ou des supports de peintures industrielles et/ou d’affiches publicitaires décollées ou arrachées. Elles présentent également des façades taguées, des nombres sur des vitrines, des passages piétons, des bandes de marquages rouges et blanches, des flèches de signalisation, des éléments architecturaux recouverts de couleurs criardes, - ou juste l’asphalte… Ces photos, que ce soit par leur composition, motifs et couleurs franches, pourraient être confondues avec les assemblages de ses peintures de Simon de Cardaillac.
Toutes fournissent des motifs, des textures, des jeux de lumière et de compositions qui peuvent être interprétés de manière abstraite, et il est évident que ces images sont à la source d’un grand nombre de ses compositions picturales.
Poésie et abstraction lyrique
Simon de Cardaillac peignait de façon sensible et intuitive. La spontanéité de son geste, renforcée par des couleurs vives, des formes fluides et des compositions dynamiques, affirme sa singularité.
De manière générale, on observe que les œuvres de Simon de Cardaillac sont souvent caractérisées par des couleurs tranchées et contrastées, ainsi que par des formes organiques et fluides, qui laissent transparaître la relation que le peintre entretenait avec la poésie. Une partie de son œuvre est, de ce fait, proche de l’abstraction lyrique, ce qui n’a rien d’étonnant compte tenu des liens qui unirent Simon de Cardaillac et Hans Hartung toute leur vie durant.